Le Vertige (Georges de PORTO-RICHE)
Comédie en un acte, et en vers.
Représentée pour la première fois, sur le Théâtre de l’Odéon, le 27 juin 1873.
Personnages
DE MONTAL, 50 à 60 ans
ABEL DE FAGEAC, 30 ans
MARIE, fille de Montal, 22 ans
YVONNE, 25 ans
UN DOMESTIQUE
À Nice, de nos jours.
Riche salon donnant sur jardin. Au fond, deux portes, fenêtres par lesquelles on entrevoit une terrasse et, dans le lointain, la mer. Portes latérales au second plan. Au second plan, à gauche, une cheminée. Une table. À côté, canapé, sièges. Une console au-dessus de laquelle est une glace sans tain, entre les portes-fenêtres. C’est le crépuscule.
Scène première
MARIE, puis MONTAL
MARIE, seule, à gauche au fond de la scène, regardant avec rêverie par une fenêtre, des fleurs dans sa main.
Encor quelques rayons qui dorent la colline.
Tout est calme, la nuit se fait.
Montal paraît.
Heure divine !
MONTAL entre à pas silencieux par la porte latérale de droite, tenant un journal. À part.
Elle rêve !
Il s’arrête à l’observer.
MARIE, de même.
Oh ! quels doux parfums d’orangers verts !
Quelles tièdes senteurs ! Univers ! Univers !
Pourquoi me montres-tu ta splendeur éternelle ?
Pourquoi me troubles-tu ? Pourquoi ta brise est-elle
Si pleine de baisers, amant mystérieux ?...
Se retournant et apercevant son père.
Tiens, mon père, c’est toi !
MONTAL, allant à elle, après avoir posé son chapeau sur la console.
Ton front est soucieux
Aujourd’hui. – Qu’as-tu donc ?
MARIE, contrainte, descendant la scène vers la gauche.
Rien, mais Nice m’ennuie.
Toujours le grand soleil, jamais un jour de pluie ;
C’est fatigant ! – Tu viens de la poste. – À propos,
Léon a-t-il écrit ?
MONTAL.
Non.
MARIE.
Pas même deux mots !
Que c’est mal, nous laisser huit jours sans une lettre !
MONTAL, avec douceur.
C’est que dans la semaine il reviendra peut-être.
Ton mari t’aime, enfant, et s’il n’a pas écrit
C’est qu’il est près d’ici...
Assis.
Quitte cet air contrit ;
Allons, souris un peu.
MARIE, douloureusement.
Je n’ai pas de tristesse.
À part, debout près de la table, arrangeant ses fleurs. Montal assis à droite ouvre son journal et observe sa fille à demi.
Depuis trois mois toujours seule, seule sans cesse.
Comment ne pas rêver, et comment empêcher
De soupirer un cœur qui ne peut s’épancher !
– Encor si je pouvais arracher de mon être
Ce secret dévorant et doux qui le pénètre !
Une pause. Avec résolution.
Mais je me guérirai ! Je le dois !
Avec abattement.
Sans appui,
L’aimant toujours, comment ne pas penser à lui ?
MONTAL, toujours assis. Souriant.
Oh ! quand Léon sera de retour de Messine,
Quelle folle gaîté, quelle joie enfantine !...
MARIE jette un sourire triste à son père ; puis à part.
Abel, vous m’oubliez !
Allant à la console.
Il me manque des fleurs
Pour ce vase...
MONTAL, l’observant. À part, debout.
Ses yeux sont inondés de pleurs.
Allant à elle affectueusement.
Tu pleures, je t’y prends. – Et vous n’êtes pas triste,
Sournoise ?
MARIE, près de la console au fond.
Ce n’est rien. Que tiens-tu là ?
MONTAL.
La liste.
Des étrangers.
MARIE, avec un empressement déguisé.
Vois donc, mon père, si parmi
Les nouveaux arrivants se trouve quelque ami.
MONTAL, assis à gauche près de la table, Lisant à haute voix-tandis que Marie arrange ses fleurs, au fond, à demi tournée vers lui.
« Sont arrivés à Nice, ces derniers jours : Baron de Lucray,
« Grandchamps, vicomte de Lancy, Rouvieff, de Borgane,
À voix basse.
Comte Abel de Fageac !
Se levant altéré. À part.
Fageac ! Je ne veux pas que ma fille le sache.
MARIE.
Eh bien...
MONTAL, assis.
C’est tout.
MARIE, à part.
Hélas !
MONTAL, à part.
Il faut que je lui cache
Son arrhée ici... S’il vient... par quel détour...
Yvonne paraît.
MARIE, à part.
Quand verrai-je son nom imprimé là...
Scène II
MARIE, MONTAL, YVONNE
YVONNE, brusquement.
Bonjour !
MARIE.
– Yvonne ! Quel bonheur !...
Elle va au-devant d’elle. Montal s’incline.
MONTAL, souriant.
À Nice ?
YVONNE, avec volubilité.
Une boutade
M’a prise avant-hier : « Allons voir la malade.
Me suis-je dit, elle est triste ; son père est-il
Encor près d’elle ? allons ! » – Et voilà.
MARIE, joyeuse.
C’est gentil !
Yvonne et Marie s’asseyent sur le canapé à droite. Avec empressement.
Quoi de nouveau ? parlez !
YVONNE.
Laissez que j’examine
Ce visage souffrant. – Très bonne, cette mine ;
La mer vous fait du bien et vous avez repris.
MARIE, curieusement.
Et Paris que fait-il ? s’amuse-t-on ?
YVONNE, pesant sur le mot.
Paris !
Brusquement, en riant.
Ah ! que vous êtes bien comme toutes, ma chère !
Paris, la ville riche où Ton meurt de misère ;
Ou l’on brigue, agiote, où le scandale est fier ;
Paris, ce grand Ghetto, cet antre, cet enfer.
Cet absurde assemblage et d’horreurs et de fêtes.
C’est lui seul que l’on aime et qui tourne les têtes !
L’étranger curieux y vient de toutes parts
Dégrossir son esprit au contact de nos arts ;
Aussitôt qu’on le quitte il faut qu’on y revienne,
Et, qu’on soit à Florence, à Pétersbourg, à Vienne,
Toujours on voit là-bas, de ses yeux attendris.
Paris, rien que Paris ! – Et pourquoi ? c’est Paris !
MARIE.
Mais enfin, que fait-il ?
YVONNE.
Eh bien ! rien, chère belle.
Rien du tout. Je n’ai pas une seule nouvelle
À vous faire connaître... Au fait ! votre mari ?
J’oubliais...
MONTAL, vivement, debout.
Elle avait le front tout assombri.
Et pleurait tout à l’heure, en songeant avec peine,
Qu’il n’avait pas écrit depuis une huitaine.
YVONNE, avec naturel.
Quoi ! pour votre mari vous rougissez vos yeux ?
Quoi ! vous pleurez pour lui, ce n’est pas sérieux. –
Passion dans l’hymen, c’est hirondelle en cage.
MARIE, à part.
Hélas !
YVONNE.
Le bon mari, c’est celui qui voyage.
Quand le mien part, Jamais je ne sens le besoin
De pleurer, mon Dieu, non ! Je l’aime, mais de loin.
Mouvement de Montal.
MARIE.
Vous, vous riez de tout. – Tenez, je vous envie !
YVONNE, elle se lève.[1]
C’est vrai, je ris de tout. – J’ai su prendre la vie
Par son côté facile, et tout mon grand savoir
Consiste à m’amuser, à ne pas m’émouvoir,
À n’étaler jamais de mines rechignées.
Je sais des bataillons d’épouses résignées
Qui vivent en cornette et ravaudent des bas :
Mesdames, libre à vous ! faites ! – Je n’en suis pas ;
Je préfère valser, ma foi ! – Le mariage
Est fait pour nous donner le luxe, l’entourage,
Le succès, les plaisirs, et puis la liberté.
C’est un peu pour le droit de montrer sa beauté,
Pour pouvoir cheminer gaîment, sans aucun doute,
Que jeune fille on prend un compagnon de route.
Mais où donc est le mal, quand on a vingt-cinq ans.
D’aimer à babiller, d’adorer les rubans
Et de porter au bal son humeur vagabonde ! –
– En prenant un époux on épouse le monde ;
Et c’est rendre le but de l’hymen amoindri
De vouloir qu’il n’apporte aux femmes qu’un mari !
J’observe mes devoirs, mais je les assaisonne
D’un bon éclat de rire, en ne gênant personne.
C’est toute ma morale ; elle est simple, en tout point
Hygiénique et peut donner de l’embonpoint !
Se renfermer chez soi comme l’épouse antique,
Être l’ange gardien du foyer domestique,
C’est s’exposer, ma chère, à. dessécher d’ennui ;
Et d’ailleurs, ce n’est plus dans l’usage aujourd’hui.
MONTAL, au milieu, avec ironie.
Rester à la maison, être simple et tranquille,
Fi donc ! Heurter la mode ! et que dirait la ville ?
– Le goût de ces vertus depuis longtemps est mort,
Et l’on ne peut vraiment, par notre siècle fort,
Être épouse rigide et, comme une Romaine,
Garder le gynécée et filer de la laine !...
YVONNE.
Certainement, Monsieur, – chaque époque a ses mœurs.
Laissons aux anciens leurs austères pudeurs,
Le maussade devoir qui n’est qu’une folie.
Soyons du temps ! allez ! – De nos jours, Cornélie
Qui montrait ses enfants en disant : « Mes joyaux ! »
N’aurait sans doute pas trouvé des mots si beaux ;
Elle aurait de bijoux paré son cou de neige
Et fourré sans façon les Gracques au collège !...
MARIE, en riant, à son père.
Et la chaste Lucrèce, à ton œil étonné.
Du soir jusqu’au matin aurait cotillonné !
MONTAL, à part.
Ma fille aussi !
Haut, souriant.
Je suis de l’avis de madame,
Soyons du temps. – Ces gens de Rome qu’on acclame
Ne sont plus. – Laissons-les, et suivons le courant
De notre âge, qu’il soit fleuve calme, ou torrent !
Imitons le voisin, – et, puisque c’est la mode,
Usons des libertés dont chacun s’accommode. –
Rions ! À bas le masque, et comme les moutons
De Panurge, morbleu ! si l’on saute, sautons.
– Nous n’avons pas, je crois, la prétention folle
De redresser l’époque avec notre parole. –
Eh bien, amusons-nous ! faisons comme elle alors :
– On vit chez les vivants et non pas chez les morts. –
Elle se perd, dit-on, s’avilit, se ravale
Et court échevelée ainsi qu’une cavale,
Imitons-la, qu’importe ? Et remettant aux sots
Le soin de s’indigner, hissons-nous sur son dos,
Et cassons-nous les reins de la belle manière !
YVONNE, à Montal, en souriant.
Très moral...
Allant à Marie.
Venez-vous ce soir chez les Falguière ?
MARIE.
Non.
YVONNE.
Ce n’est qu’un thé.
MARIE
Non.
YVONNE, insistant.
Venez on dansera,
Verneuil y vient, Abel de Fageac y sera...
Au nom de Fageac, Montal, qui avait fait quelques pas au fond de la scène, revient brusquement.
MARIE.
Fageac ?
YVONNE.
Oui.
MARIE, troublée.
Ce n’est pas possible qu’il y vienne.
MONTAL, observant Marie à droite. À part.
Sa voix tremble.
YVONNE.
Pourquoi ?
MARIE.
Parce qu’il est à Vienne.
MONTAL
À son poste, madame.
YVONNE, riant.
Il est à Nice !
MARIE, à part.
Abel !
MONTAL, souriant, à Yvonne.
Non.
YVONNE.
Mais si ! Tout à l’heure, en sortant de l’hôtel,
Je l’ai vu.
MONTAL.
Croyez-vous ?
YVONNE.
Vous comprenez, Marie,
Je le connais !
MARIE.
J’étouffe !
Pour éviter le regard d Yvonne elle tourne la tête vers la droite, mais rencontre celui de Montal ; troublée elle recule.
MONTAL, à part observant Marie.
Elle n’est pas guérie !
YVONNE.
Nous avons cet hiver, tous deux, assez valsé !
Voyons, venez ce soir...
MARIE, en montant la scène.
Non.
YVONNE, insistant.
Venez.
MARIE.
Je ne sais.
Avec un sourire forcé.
Allons sur la terrasse en attendant ; la brise
Y vient...
YVONNE, avec gaieté en la suivant.
Allons !...
MARIE.
Ici l’on suffoque !
Elles sortent, Montal sur la droite les observe.
Scène III
MONTAL, seul absorbé
Il se promène avec agitation.
La crise
Est proche ; ayons du calme en un pareil moment.
Il est ici, que faire ? Agir – oui – mais comment ?
S’asseyant ; avec abattement.
Tout s’écroule ! Et moi, qui, dans mon amour sagace
Les avais séparés, espérant que l’espace,
Le temps et cette vie auraient vile enlevé
Du cœur de mon enfant ce qu’elle avait rêvé ;
Moi qui, prudent, avais, sans secousse, sans peine
Mené ma fille à Nice, envoyé l’autre à Vienne
Pour assurer l’honneur et le repos de tous !
Vain espoir ! Folle enfant ! pauvre enfant !
Il se lève.
Je l’absous.
Elle est seule, elle est faible !... Ainsi qu’à ses pareilles
L’amour fait résonner son chant à ses oreilles !
Une pause.
– On est jeune, on est belle, et délaissée ! On a
De folles visions, et comme Ophélia,
Un jour, des fleurs en main, inclinant ses épaules.
On regarde le flot qui passe sous les saules !
On se penche, on écoute un bruit mélodieux...
Tout à coup effrayant, éblouissant ses yeux.
Le vertige saisit, tord l’enfant éperdue...
– Le flot s’ouvre, se ferme, et la femme est perdue ! –
Avec résolution.
Il faut que je la sauve ! – Oui – comment !...
Par la terrasse, à droite, paraît un domestique qui apporte une dépêche sur un plateau et une lampe qu’il pose sur la table.
MONTAL, brusquement.
Que veut-on ?
Prenant la dépêche qu’on lui présente.
Une dépêche !
Joyeux.
Ciel ! Léon revient, Léon !
Que m’importe l’amour d’Abel. – Elle est sauvée !
Prenant son chapeau pour s’en aller.
Avisons le ministre – il faut qu’à l’arrivée
De Léon parmi nous, Fageac soit reparti !
Le domestique revient à droite et présente sur le seuil une carte de visite à Montal qui fait un pas pour sortir.
Qu’est-ce encor ?
Prenant la carte de visite. Surpris.
De Fageac ?
Au domestique ; résolument après une hésitation.
Réponds qu’on est sorti.
Ils sortent, Montal par la porte latérale de droite, le domestique par la terrasse à droite aussi ; paraissent Yvonne et Marie.
Scène IV
MARIE, YVONNE, entrant par la porte de la terrasse à gauche, remontant la scène
MARIE.
Ainsi vous l’avez vu ?
YVONNE.
De mes yeux.
MARIE.
Sans méprise ?
YVONNE.
Croyez-moi, je l’ai vu, fort bien vu, quoi qu’en dise
Votre père.
MARIE, à part.
Bizarre !
YVONNE.
Il me faut vous quitter.
Mon mari qui m’attend doit s’impatienter.
Adieu, mais hâtez-vous...
Elle fait quelques pas pour se retirer.
MARIE.
Je vous suis – une lettre
À faire, sans tarder...
YVONNE, revenant sur ses pas, railleuse.
Pour le seigneur et maître !
Pour votre cher mari, sans doute !
MARIE, avec embarras.
Justement.
YVONNE, affectueuse.
Vous êtes adorable et j’agis mal vraiment
Quand je vous raille, vous ! tranquille et noble femme
Qui simplement suivez le penchant de votre âme
Et qui laissez l’amour sans rien approfondir,
Flatter votre cerveau d’enfant, et l’étourdir !
Restez folle, c’est bien. – Les fous seuls sont des sages.
Bonsoir ; aimez l’époux et croyez aux mirages.
Je n’aurai plus pour vous de sourire moqueur,
Parole !
Elle fait quelques pas pour sortir.
MARIE, l’accompagnant.
À tout à l’heure !
YVONNE, sur le seuil.
Écoutez votre cœur !
Elle sort par la droite.
La nuit se fait complètement, la lune se lève à l’horizon sur la mer.
Scène V
MARIE, seule, à gauche près de la table
Écoutez votre cœur ! – Mon devoir m’abandonne
Et j’ai moins de vertu quand j’approche d’Yvonne.
Elle s’assied, saisit une plume et écrit. S’interrompant, rêvant.
Abel ! ici ! Tout près ! Qui sait ? chez moi demain !
J’ai peur de moi. – Le voir et lui serrer la main !
Hélas ! je ne puis pas, sans torture secrète,
Supporter un bonheur qui fait baisser ma tête !
Avec résolution.
Je ne veux pas le voir. – S’il venait, le combat
Me serait fatal ; oui ! La volonté s’abat
Alors qu’on lutte avec celui qu’on aime – En somme
Il possède des droits sur mon âme, cet homme !
Je ne veux pas le voir !... – Il me répéterait
Qu’il m’adore, et qui sait ? mon cœur l’écouterait. –
Il ne sera pas dit que je sois descendue
Au point d’oublier tout, et que je suis perdue,
Parce que depuis six mois quelqu’un s’est jeté
Au travers de ma vie et qu’un rêve enchanté
La trouble : Soyons forte ! il faut que je demeure
Fidèle à mes devoirs. –
Apercevant Abel de Fageac qui entre, avec un cri d’effroi.
Abel !
Froidement.
Vous, à cette heure ?
Mais comment se fait-il...
Elle recule effrayée.
Scène VI
MARIE, ABEL
ABEL, la retenant du geste et avec dignité.
Oh ! daignez m’écouter.
Près de moi qu’avez-vous, Madame, à redouter ?
Ne vous éloignez pas, – Je n’ai pas l’âme basse,
Et si fatalement je suis à cette place.
Si brisé de regrets, oublieux du devoir,
Je force votre porte, afin de vous revoir,
J’entends du moins garder le respect légitime,
Que je puise pour vous d’une profonde estime.
Et qu’au besoin, Madame, en étant près de vous,
Je peux prendre aisément d’un sentiment plus doux.
MARIE, debout, d’une voix saccadée, contenant sa frayeur.
Je ne m’arrête pas à l’affront qui me blesse,
Et je vais droit au but. Soit penchant, soit faiblesse,
Un jour en vous voyant malheureux, j’ai pensé
Que vous étiez sincère, et n’ai pas repoussé
Vos assiduités, Monsieur, je le regrette !
Il faut tout oublier, les rêveurs tête-à-tête
Dans l’angle des salons, les regards, les moments
De crédule abandon, les aveux, les serments,
Le fol espoir qu’en vous j’ai peut-être fait naître,
J’étais coupable alors et je ne veux plus l’être ! –
Ainsi n’attendez rien. – Il m’a suffi de fuir
Paris et ses dangers pour voir s’évanouir
De mon esprit l’attrait d’une triste aventure,
Pour rentrer en moi-même, et sentir la souillure
De ces rêves malsains, pleins de duplicité,
Dont je berçais mon cœur, moins que ma vanité !
Si je me suis penchée un instant sur l’abîme,
J’ai du moins mesuré la profondeur du crime –
Je ne veux pas tomber ! – C’est pourquoi désormais
Laissez-moi le front haut suivre ma route en paix,
En mon destin d’épouse humblement retirée,
Digne de moi, des miens, et de tous honorée !
Abel, je vous fais mal, je vois, mais en tenant
Ce langage, je suis sincère... et maintenant
Parlez !...
ABEL, avec amertume.
En vérité, ce que je viens d’entendre,
Tombant de votre bouche aurait lieu de surprendre
Un cœur à vos pensers moins familier que moi,
Et je perdrais courage à vous voir sans émoi
Traiter un sentiment comme chose frivole,
Briser une espérance avec une parole
Et marquer quant à moi votre peu de souci
Si je ne devinais, quand vous parlez ainsi,
Quel trouble, quelle peur, quelle secrète ivresse
En me voyant ici vous brise et vous oppresse !
Si je ne comprenais que l’austère détour
Que vous prenez vous pèse, et qu’enfin votre amour
Que vous vous efforcez de combattre, Madame,
Vaincu sur votre lèvre est vainqueur en votre âme !
MARIE.
Vous vous trompez.
ABEL.
Non pas ! Tout vous dénonce, tout.
La pâleur de vos traits, votre esprit qui résout
Le présent, votre air froid, votre hauteur extrême,
Et le feu qui se glisse en vos paroles même !
Car lorsque pour chasser mon espoir vous usez
De grands mots, vos regards semblent me dire : « Osez ! »
MARIE, passant à droite.
Brisons ; c’est m’offenser. Monsieur, que de poursuivre.
ABEL.
D’où vous vient ce dédain ?
MARIE.
De mes devoirs à suivre.
ABEL.
Plus d’une fois pourtant vous m’avez écouté.
MARIE.
Ma faiblesse en ce cas fut une lâcheté.
ABEL, tristement.
Mais je souffre...
MARIE.
Oubliez.
ABEL, à voix basse.
Je ne puis.
MARIE, avec résolution.
Je l’exige.
ABEL, avec amertume.
Oublier ! Lorsqu’ici tout donne le vertige,
Quand j’entends votre voix, quand l’éblouissement
Du bonheur qu’on rêva vous prend confusément !
Lorsque là, dans son cœur, dans son sang, dans son être
Quelque chose vous dit qu’on est aimé peut-être !
Oublier !... Arracher de soi comme des fleurs,
Ses songes, ses pensers qu’on arrosa de pleurs,
Et les fouler aux pieds, quand la coupe est tendue,
Lorsqu’on sent tout à coup dans son âme éperdue
L’espoir qui bat de l’aile et se met à chanter !
Oublier ! m’en aller, partir sans vous tenter,
Lorsque j’ai fait plier votre vertu sévère,
Quand le ciel est ouvert, et que sur cette terre
Nous pourrions être heureux et pour jamais liés !...
Madame, y songez ? vous ?... Ah ! si vous le vouliez !...
MARIE, reculant.
Ce que vous m’offrez là, c’est l’horreur de moi-même.
C’est la honte, la mort, l’abjection suprême,
Le respect qu’on me doit, aux quatre vents jeté
Et l’opprobre d’un nom jusqu’ici haut porté !
Avec amertume, comme s’arrachant les mots de la poitrine et marchant avec agitation.
Oui ! J’irais, n’est-ce pas, dans un coin d’Italie,
Traîner comme un boulet mon crime ou ma folie.
Vraiment ! Lorsque je puis me cramponner au bien,
Quand tout n’est pas perdu, lorsque j’ai le moyen
De rester droite encor, moi, femme respectée,
Je me réveillerais courtisane effrontée !
Hélas ! Je partirais, je franchirais le seuil,
Où j’abandonnerais une famille en deuil
En m’écriant : « Qu’importe ? » Et pour votre chimère
J’irais sous un beau ciel, condamnée à vous plaire
Jusqu’à ce qu’importune, objet de vos mépris,
Vous me laissiez en pleurs sur mes rêves flétris !...
Ou, comme d’autres font, j’aurais la triste audace
De trahir en riant, d’être abjecte avec grâce ;
De tendresses, de soins, j’entourerais l’époux.
Et quand je verrais poindre à l’ombre son courroux,
D’une lèvre facile et de baisers blêmie,
Je tuerais les soupçons en faisant l’infamie !
Je parlerais vertu, pudeur, amour, serment,
En présence des gens, aux yeux de mon amant,
Car je m’arrangerais a6n qu’il fût des nôtres,
Je stigmatiserais les faiblesses, des autres,
J’invoquerais les mots de devoirs respectifs...
Et puis le lendemain, voilée, à pas craintifs,
J’irais mettre en lambeaux, dans un réduit infâme,
Et mon titre d’épouse, et mon honneur de femme !
ABEL.
Ah ! trêve d’ironie et d’indignation !
J’ignore si c’est crime ou profanation ;
Mais je n’ai dans le cœur qu’une ivresse suprême,
Et suis là, sans remords, parce que je vous aime !
– J’aime, et dans ce seul mot je comprends que l’on ait
Plus d’une fois trouvé l’excuse d’un forfait !
Ah ! ne vous hâtez pas de juger de la sorte
Un sentiment fatal, terrible, qui nous porte
Au-dessus des serments, des coutumes, des lois,
Criminel et divin ; ce qui fait que parfois
La faute qu’on bafoue est faute légitime
Et la chute insultée une hauteur sublime !
MARIE, avec effort.
Chacun suit sa pensée, et, dans un cas pareil,
C’est de soi seulement qu’il faut prendre conseil.
J’ai trop d’honneur encore ou trop peu de courage
Pour dévorer l’affront, pour défier l’outrage,
Et n’ai pas, comme vous, assez d’amour au cœur
Pour marcher dans la boue avec un ris moqueur !
Elle s’assied.
ABEL, avec tristesse près d’elle, derrière.
Qu’à plaisir vous rendez votre hauteur pesante !
Marie, est-ce bien vous que je vois méprisante ?
Est-ce vous, dites-moi, qui me faites souffrir,
Vous, dont j’ai pris les mains, dont j’ai vu s’attendrir
Le cœur, dont si souvent je fis d’une parole
Rougir le pâle front sous sa blonde auréole ?
MARIE, avec prière.
Taisez-vous !...
ABEL.
Tout cela s’est-il évanoui
De votre mémoire ou flétri dans votre âme ?
MARIE, avec effort.
Oui.
Et de mon cœur en paix je suis seule maîtresse.
ABEL.
Vous n’avez donc pour moi plus aucune tendresse ?
MARIE.
Non !
ABEL.
Vous mentez !
MARIE, à part.
Ciel !
ABEL, avec joie.
Vous m’aimez !...
MARIE, se levant pour échapper à Abel.
Je ne sais pas !
ABEL, l’étreignant avec amour.
Oh ! laisse-moi t’aimer, t’entourer ici-bas
De tout ce que l’amour a d’ineffable joie !
Oh ! laisse-moi saisir l’avenir qui flamboie
Sous mes yeux, et surprendre avec un soin jaloux
Tes désirs sur ton front mélancolique et doux !
Regarde cette mer, cette lune inondante
De clarté, vois ce ciel, cette nature ardente !
Dis-moi, n’entends-tu pas de cette immensité
Tomber un cri d’amour sur ton cœur enchanté ?
Oh ! laisse-toi chérir !
MARIE, avec égarement.
Non !
ABEL.
Puisque enfin tu m’aimes,
Consacre d’un seul mot nos visions suprêmes,
Permets que je me lie à ton destin, permets
Que je mêle ma vie à la tienne !...
MARIE, le repoussant.
Jamais !
Elle fait quelques pas en avant de la scène comme affolée. Abel tombe à gauche sur nu siège avec abattement.
À part, sur la droite.
– Ah ! j’étouffe à la fin dans mon devoir austère
Et sens que je n’ai plus la force de me taire !
Je l’aime ! je faiblis, j’ai trop longtemps lutté
Et, pour un vain honneur, souffert et végété...
Je veux vivre, je veux de l’air, je veux l’espace !
Laisser s’évanouir le passé qui s’efface.
J’ai bien le droit d’aimer !... oui ! mais la honte, mais
Le mari, les parents, l’opprobre !... Eh bien ! après ?
Si quelqu’un m’a ravi la moitié de moi-même.
Est-ce ma faute à moi ? Pourquoi rougir si j’aime !...
Elle se retourne et va vers Abel.
Ne pleurez plus !
ABEL, ivre de joie, toujours assis.
Comment !...
MARIE, l’interrompant avec douceur.
Savez-vous, mon ami,
Que vous êtes changé, vôtre front a blêmi
Durant votre voyage... Il fut bien long !
ABEL.
Marie,
Votre doux nom est doux comme une rêverie !
Un instant de silence. Ils rêvent. Tout à coup, Marie se redresse pâle et regarde la chambre de droite avec une expression d’angoisse.
MARIE.
Grands dieux !...da ns cette chambre on marche en ce moment,
Je ne me trompe pas !
Elle vent aller écouter et prête l’oreille.
ABEL, la retenant, avec amour.
Mais non, c’est seulement
Le vent de mer qui fait crier la boiserie
Ou l’écho prolongé d’une vague en furie.
Peureuse !
MARIE, épouvantée.
Laissez-moi ! Non, j’ai bien entendu !...
C’est mon père qui vient !... c’est mon honneur perdu,
C’est le scandale ici, ma home qu’on proclame !
Partez, oh !... par pitié pour une pauvre femme,
Partez ! Je vous supplie ! Au nom de votre amour !
ABEL.
Je vous quitte ; mais non sans espoir de retour,
Car il faut que j’échange encore une parole
Avec vous, et ce soir.
MARIE, effrayée.
Ce soir !
ABEL, froidement.
L’heure s’envole,
Écoutez !
MARIE.
Me revoir ? Jamais ! vous m’attirez
Dans un piège !
ABEL, avec autorité et presque à voix basse.
Écoutez : Sitôt que vous pourrez
Me recevoir chez vous sans danger véritable,
Vous mettrez cette lampe ici sur cette table,
Et dès que sa clarté, venant se projeter
Sur le bas du perron, me dira de monter,
J’accourrai ! Je suis là...
MARIE, avec honte.
C’est une chose infâme
Que vous me proposez.
ABEL, insinuant.
Si vous aimez, Madame,
Que vous importe ?
MARIE, atterrée.
On vient. Au nom du ciel ! partez
Vite, vous me perdez, Abel !
ABEL.
Vous consentez
N’est-ce pas ?
MARIE, faiblement.
Non.
ABEL, menaçant à voix basse.
Tenez ! en cet instant suprême
Ne me refusez rien. Je suis fou, je vous aime
Et je puis tout oser !
Il sort par la terrasse à droite.
MARIE, pleurant, elle tombe sur un siège.
Oh ! déjà le mépris !...
La porte de droite s’ouvre, apparaît Montal.
Scène VII
MARIE, MONTAL
MONTAL, entrant par la porte latérale de droite, souriant d’un air fébrile.
Comment, tu n’es pas prête ? On ne t’a rien appris ?
MARIE, se levant tout à coup, avec égarement.
Quoi ! mon père ?
MONTAL, distrait.
Léon, dans un moment arrive.
MARIE, avec joie.
Mon mari !
Avec terreur, à part.
Mon mari !
MONTAL, de même.
Moi, qui, sur le qui-vive,
T’attendais au jardin en faisant de grands pas !
MARIE.
Mon mari !
MONTAL.
Tu n’as pas la dépêche en ce cas ?
MARIE, machinalement.
Non.
MONTAL, avec volubilité.
J’y suis ! J’ai remis à Jean le télégramme
Et sans doute le sot l’a porté chez madame
De Falguière, croyant t’y trouver.
MARIE, stupidement.
C’est cela !
À part.
Je deviens folle !
MONTAL, souriant.
Va t’apprêter, j’attends là.
MARIE, avec effroi.
Là !!
MONTAL, de même.
Fais-toi belle !
MARIE, reculant sons le regard de Montal.
Là !...
MONTAL, affectueux.
Je t’accorde un quart d’heure,
Va...
MARIE.
Je reviens, mon père...
À part, sortant.
Ah ! faites que je meure,
Mon Dieu !
Elle sort par la gauche.
Un long silence. Montal prend subitement la lampe, la met sur la console et prête l’oreille avec anxiété.
Scène VIII
MONTAL, ABEL
ABEL, entrant, avec stupeur.
Montal !
MONTAL, calme.
Moi-même, et je vous attendais.
ABEL, avec rage.
Montal ! Qu’a-t-elle dit ? Quoi ! Lorsque j’espérais
La revoir, le trouver ! Me jouer de la sorte !...
MONTAL, avec autorité et dignité.
Monsieur, votre amertume un peu trop loin s’emporte ;
L’heure n’est pas propice aux mots retentissants,
Et vos regrets d’ailleurs pour moi sont offensants.
– Il faut nous expliquer, soyons brefs, le temps presse.
Quand vous faisiez ici l’aveu d’une tendresse,
Qu’au reste je connais depuis plus de six mois,
J’épiais vos propos, j’entendais votre voix ;
Et pour la dignité de toute une famille,
C’est moi, qui, de ce lieu, viens d’éloigner ma fille,
Vos plans sont déjoués – maintenant qu’espérer ?
Faire un scandale en vain, flétrir, déshonorer
Une femme affolée et que je dois défendre ?...
Non, n’est-ce pas ? N’ayant sous ce toit, qu’à répandre
Un mal dont rien de bon pour vous ne peut sortir,
Je crois que, sans tarder, vous devriez partir ;
Ce n’est pas que ces mots vous en fassent demande ;
Vous savez comme moi ce que l’honneur commande.
ABEL.
Il suffit.
Fausse sortie.
Eh bien ! non !
MONTAL, stupéfait.
Vous restez ! Se peut-il !
ABEL, avec emportement.
Ce serait trop commode et vraiment trop subtil
De m’éloigner ainsi. – Que je sois, à cette heure.
Ou misérable ou fou – qu’importe, je demeure !
Que mon amour au moins se brise avec fracas.
Et que l’honneur de tous s’écharpe à ses éclats !
Dût chacun me haïr ! Dût la femme que j’aime
Ajouter son mépris au mépris de moi-même,
Et dussé-je appeler le deuil sur la maison
Je ne sors pas d’ici !
MONTAL.
Partez, de grâce !...
ABEL.
Non !
MONTAL.
Mais c’est lâche action...
ABEL.
Que l’amour légitime !
L’amour excuse tout, oui tout !
MONTAL, froidement.
Même le crime !
ABEL.
Dites, dites, Monsieur ; en telle extrémité,
L’insulte pèse peu.
MONTAL, amèrement.
Comme la probité !...
Ah ! je vous supposais dans mon esprit crédule.
Monsieur, plus de noblesse, au cœur plus de scrupule,
Vous montrez à quel point ma raison m’a trompé
Je me suis, je le vois, étrangement dupé,
Quand je vous crus une âme à toute épreuve, fière,
Et pleine des devoirs dont vous faites litière !
Avec indignation et l’écrasant du regard.
Et vous dites aimer ! c’est aimer, que venir
Chez la femme d’un autre afin de l’avilir,
Qu’user pour la tromper de paroles de flamme,
Avec de fausses clefs pénétrer dans son âme,
Et de ce qu’elle est faible et presque à l’abandon,
Lui voler son honneur ! C’est aimer ! – Allons donc !
Ce n’est pas de l’amour que telle félonie,
Cela change de nom, c’est de l’ignominie !
L’amour c’est le respect de l’objet adoré,
L’attouchement loyal, le dévouement sacré,
Et bien plus, lorsqu’il faut qu’un devoir s’accomplisse,
C’est l’abnégation, et c’est le sacrifice !
Qui vous donne le droit de l’invoquer ainsi ?
Ce n’est que pour un rapt que vous veniez ici,
Tenez, faites moins haut sonner votre tendresse,
Ce qui vous monte au cœur, c’est un flux de bassesse !!
ABEL.
Ah ! c’en est trop, Monsieur. – Un tel emportement
Est peu fait pour calmer mon propre égarement.
C’est dépasser le but et combler la mesure...
MONTAL, s’animant.
Que de vous étaler toute votre imposture !
ABEL.
Vous me poussez à bout.
MONTAL.
J’ai pour vous du mépris.
ABEL.
J’en ris et je vous brave...
MONTAL.
Et moi je vous flétris !
ABEL.
Prenez garde, Monsieur...
MONTAL.
Assez ! quittez la place
Ou craignes un affront.
ABEL.
Je reste !
MONTAL.
Je vous chasse !
ABEL.
De chez elle !
MONTAL, s’animant de plus en plus, et avançant la main vers une sonnette au fond de la scène.
Vraiment, vous perdez la raison.
Je vous chasse du droit de maître de maison !
ABEL.
Faites ! puisque à tout prix vous cherchez un scandale !
MONTAL, avec un cri de désespoir.
Un scandale !!!
S’asseyant à gauche.
Ah ! douleur ! Tenez, mon âme exhale
Sa colère en propos insensés, en effet. –
Je suis père, pardon ; on ne sait ce qu’on fait
En de pareils moments ; la tête tourne, on souffre,
Et le trouble vous prend étant si près du gouffre !
Voyez-vous, dans ce monde où tout n’est qu’impudeur,
L’honneur de nos enfants, leur vertu, leur candeur
Sont la seule fierté de nos vieux ans arides,
Et la couronne d’or que Dieu met sur nos rides !
Il se lève.
Partez ! je vous supplie !
Mouvement d’Abel.
Oh ! n’entendez-vous pas.
L’envie insultant ma fille, attachée aux pas
De cette enfant, et qui, des ongles la déchire t
– Pour vous faire céder, je ne sais que vous dire
Enfin ! pour la sauver unissons-nous tous deux !
Voyant qu’Abel reste immobile et silencieux, il se dresse terrible et d’une voix sourde.
Mais c’est donc le mépris que pour elle tu veux ?
ABEL, baissant la tête, entre ses dents.
Je l’aime !
MONTAL, avec égarement en lui saisissant le bras.
Malheureux ! sais-tu que l’honneur porte
L’homme au crime ?
ABEL.
Je l’aime !
MONTAL, avec un cri terrible.
Eh bien ! tu l’auras morte !
ABEL, terrifié, s’écartant de Montal.
Morte ?
MONTAL, effrayant.
Oui.
ABEL, reculant.
La tuer ?
MONTAL, de même et marchant vers Abel.
Oui ! – C’est assez te prier !
Pars, ou pour mon honneur, je deviens meurtrier !
J’aime mieux mon enfant sanglante qu’avilie
Et morte de mes mains que des tiennes salie !
Va !
ABEL, recalant toujours, d’au ton suppliant.
Taisez-vous !
Montal lui montre la porte avec autorité. Il baisse la tête, et sortant.
Adieu !...
MONTAL, de même.
Pour jamais !
ABEL, à voix basse.
Pour jamais !
Il sort par la droite. Montal, brisé d’émotion, tombe sur un siège. Silence.
Scène IX
MARIE, MONTAL
MARIE, entrant par la gauche, un burnous sur les épaules.
Je suis prête.
Apercevant son père qui a la tête baissée et la lampe placée sur la console. Avec un cri de terreur.
La lampe !!!
Tombant dans les bras de son père et cachant sa tête dans sa poitrine. Avec un cri étouffé.
Ah ! mon père !
Son burnous lui glisse des épaules. Bruit de pas sur la scène. Au fond du théâtre apparaît Yvonne.
MONTAL, rapidement. À gauche.
Tes traits
Sont défaits. Dissimule ! On entre...
Marie passe à droite devant le canapé.
Scène X
MARIE, MONTAL, YVONNE
YVONNE, allant à Marie.
Il est probable
Que maintenant madame est prête ; c’est aimable
De nous dire « Je viens » et de ne pas venir.
Voyant Marie défaillir.
Qu’est-ce donc ? Vous pouvez à peine vous tenir
Debout. – Souffrez-vous ?...
MARIE, se laissant tomber sur le canapé.
Non.
YVONNE, à Marie.
Mais qu’avez-vous ?
À Montal.
Qu’a-t-elle ?
MONTAL, souriant.
Vous voyez là l’effet d’une bonne nouvelle ;
Devinez ?... son mari dont nous parlions tantôt
Sera demain ici.
YVONNE.
Léon !
MONTAL, lui présentant la dépêche, mais la retenant, pour que sa fille ait le temps de se remettre.
Lisez plutôt.
YVONNE.
Vous aurez de la joie au moins dans la famille !
Tant mieux !
Prenant la dépêche.
Donnez !
Elle se retire an fond de la scène pour lire la dépêche à la lueur de la lampe.
MARIE, à part.
Demain !
À son père.
Quoi ! demain ?
MONTAL, souriant.
Oui, ma fille.
Seulement demain.
MARIE, allant à Montal.
Mais tu m’as dit ce soir...
MONTAL, bas à sa fille, rapidement.
Non.
Quand je voulus sauver l’honneur de la maison,
Afin de t’éloigner, j’usai de stratagème...
YVONNE, à droite descendant la scène.
Mes compliments !
MONTAL, bas à Marie.
Tais-toi !
MARIE, à Montal de même.
Mon père, je vous aime !
[1] Montal, Marie écoutant avec un intérêt curieux ce que dit Yvonne.